Un séminaire de réflexion en quatre séances visant à préparer l’appel à recherches a été organisé en 2020 en visioconférence. Les contributions à ce séminaire ont été enregistrées et sont disponibles ci-dessous. Elles ont permis de faire émerger des problématiques de recherche et de mettre en évidence des besoins d’investigations pour des sujets peu traités ou des terrains inexplorés par la recherche académique.
À la suite, un appel à recherches a été lancé début 2021 à partir des zones d’ombre identifiées. Au terme de cet appel, onze projets sont financés. Les recherches doivent durer environ 24 mois et certaines d’entre elles s’inscrivent dans le cadre de recherches participatives.
Les projets suivants bénéficient d’un financement
Céline BORELLE (EHESS, CEMS)
Décrocher en ligne. La thérapie par réalité virtuelle, genèse d’une innovation thérapeutique pour soigner l’addiction dans trois services de psychiatrie universitaire
Résumé : Depuis 2016, plusieurs services hospitaliers français ont élaboré des dispositifs expérimentaux de thérapie par réalité virtuelle (TRV) pour prendre en charge les conduites addictives. Ce projet de recherche entend documenter la naissance de cette innovation thérapeutique en identifiant les conditions d’émergence de la TRV, mais également en interrogeant sa capacité à reconfigurer les pratiques et la relation thérapeutiques. Ce projet est construit sur deux hypothèses. La première concerne la plasticité sociale de la TRV : on considère que la mise en place concrète, de même que les usages de la TRV, varient en fonction d’un contexte multidimensionnel. La deuxième hypothèse consiste, en s’appuyant sur une perspective goffmanienne, à appréhender la TRV comme une technique spécifique de simulation du social. Dans le cadre de cette recherche est prévue la réalisation d’une enquête ethnographique comparative sur trois services de psychiatrie et l’analyse des matériaux recueillis à partir de la méthode de la théorie ancrée.
Financement DREES
Antonio CAPOBIANCO (Université de Strasbourg, Icube)
Usages des services publics numériques par les publics fragiles : analyse ergonomique des pratiques existantes, proposition et évaluation de solutions de remédiation
Résumé : Les services publics ont subi ces dernières années une dématérialisation à marche forcée au bénéfice d’une large majorité́ de la population. Toutefois pour une partie du public déjà socialement et/ou économiquement fragilisés, cette dynamique représente une difficulté supplémentaire et les prive des services et aides qui leur sont destinés. Ce projet de recherche participe vise à repérer et comprendre les logiques d’actions qui sous-tendent les usages et les non-usages du numérique par ces personnes. Il se distingue des travaux précédents, car il adopte le point de vue peu étudié des choix ergonomiques qui sont opérés dans la mise en œuvre de ces plateformes numériques. En s’appuyant sur des méthodes d’évaluation expérimentales (eye tracking, enquête participative, etc.) le projet cherche à identifier les choix de conception ergonomiques qui constituent un frein à leur usage. À partir de ces résultats, nous proposerons et évaluerons — toujours dans une démarche participative — différentes solutions de remédiation : recommandations ergonomiques de conception ; critères ergonomiques d’évaluation des interfaces existantes ; définition et évaluation d’une action de formation des travailleurs sociaux ; définition et évaluation d’une action de formation des utilisateurs. Ces actions devront conduire à faciliter l’usage des services publics en ligne par des personnes fragiles.
Financement CNAF
Marielle POUSSOU-PLESSE (Université de Bourgogne)
La plateformisation du Dossier médical partagé : trajectoires de réformes et coordinations en pratiques (2018-2023) — Clue Dmp
Résumé : Préparée depuis 2018, la version du Dossier médical partagé (DMP) qui sera lancée en janvier 2022 repose sur des automatismes inédits d’ouverture et sur une architecture technique contenant une vision d’ensemble de l’ordonnancement des acteurs du numérique en santé. Inscrit pour les usagers dans un Espace numérique de santé (Ens) et adossé pour les professionnels à un Bouquet de services (Bsp), le DMP 2022 sera un dispositif plateformisé. Un effet de levier est politiquement attendu de cette plateformisation, qui dépasse la réponse aux difficultés ayant fait obstacle depuis 2004 à l’entrée du DMP dans le quotidien des pratiques de santé. Le projet de 24 mois table sur ce contexte de renaissance du DMP pour offrir un premier paysage raisonné de ses usages comme autant de pratiques spécifiant l’effet de levier attendu. L’objectif est double. Dans une optique d’analyse des politiques publiques, il s’agit de donner une intelligibilité au référentiel réformateur qui vise à refondre le système de santé par le numérique. Dans une optique de STS, il s’agit de sonder les incidences de la version plateforme du DMP sur les coordinations en pratiques entre usagers et professionnels ; entre ces professionnels). Le projet se déploie sur 3 volets, déclinés en 12 chantiers empiriques, positionnés comme autant de points d’observation sur une infrastructure-frontière.
Financement DREES
Laurence KOTOBI et Viviane RAMEL (INSERM, Université de Bordeaux)
NuMedISS, Numérique, médiations et inégalités sociales de santé
Résumé : Malgré ses potentialités d’amélioration du système de santé, la croissante utilisation du numérique en santé n’est pas dénuée d’effets indésirables. Les fractures numériques contribuent en effet aux inégalités sociales de santé (ISS). Parmi une palette d’interventions mobilisables sur l’exclusion numérique, la médiation numérique en santé est une stratégie axée sur les individus qui paraît d’intérêt pour contribuer à agir sur les ISS, en tant que stratégie ciblée sur les personnes les plus vulnérables. Nous analysons l’efficacité de deux expérimentations d’interventions de médiation numérique en santé et décryptons, en « vie réelle », leurs conditions de mise en œuvre, dans une visée d’aide à la décision. Des entretiens individuels et collectifs seront réalisés auprès des personnes accompagnées, des porteurs de ces interventions et des autorités publiques et assortis d’une analyse documentaire et d’observation in situ. Un questionnaire passé avant-après les interventions cherchera à déterminer si ces interventions sont efficaces en termes d’amélioration de la littératie en santé et de la littératie numérique des personnes accompagnées par les médiateurs, selon leur situation socio-économique.
Financement DREES
Francesca PETRELLA et Cathel KORNIG (Université Aix-Marseille, LEST).
Intégration d’outils numériques et qualité du travail dans le champ de l’autonomie (INTEGRA-NUM)
Résumé : Les nouvelles technologies sont régulièrement présentées comme une solution face à la crise sanitaire ou encore face aux besoins de « modernisation » de nombreux secteurs. Mais que sait-on vraiment de leur introduction dans les différents univers professionnels ? L’objectif de la recherche sera d’analyser à quelles conditions les outils numériques permettent d’améliorer la qualité du travail (en répondant aux besoins réels de l’activité et en s’appuyant sur le pouvoir d’agir des professionnel.le.s) et la qualité de l’emploi, souvent décriée dans le secteur social et médico-social. Nous examinerons la place des salarié.e.s et des usagers dans les choix d’outils numériques, tant dans la définition des besoins, dans la conception de l’outil lui-même, dans ses usages que dans son évaluation. Pour éclairer cette problématique, trois études de cas seront menées en France et en Belgique dans le champ de l’autonomie. L’objectif est d’analyser des transformations en cours dans ces organisations, d’analyser la façon dont les outils numériques sont introduits et appropriés par les équipes salariées. Cela permettra l’identification des conditions à réunir pour que ces outils génèrent des changements positifs pour les salarié.e.s et les usagers/familles.
Financement CNSA
Gérald GAGLIO (Université de Nice, GREDEG).
MEDIAS (Modes d’Existence De l’Intelligence Artificielle en Santé)
Résumé : Dans un contexte d’engouement, mais aussi de méfiance envers l’Intelligence Artificielle (IA), le projet MEDIAS (Modes d’Existence De l’Intelligence Artificielle en Santé) mettra en évidence des configurations saillantes de l’appropriation de l’IA en santé, en mobilisant trois disciplines (sociologie, économie, éthique). D’une durée de 24 mois, MEDIAS donnera à voir en quoi l’IA, via ses formes concrètes, transforme des pratiques installées. Il prend appui sur les niveaux macro, méso et micro des activités de santé (clinique, épidémiologique et médico-économique), en étudiant comment les modalités de la coopération sont questionnées, ainsi que la normativité sous-jacente à ces évolutions. MEDIAS se fonde sur quatre enquêtes qui recouvrent la diversité du monde de la santé, et où l’IA s’impose (prédiction épidémiologique, achats d’équipements par les hôpitaux, radiologie et dermatologie). Nous faisons l’hypothèse que les variables temporelles et spatiales joueront un rôle crucial dans l’appropriation de cette nouvelle génération de dispositifs technologiques. Le projet MEDIAS apportera enfin une contribution à la compréhension de l’expérimentation comme modalité d’action.
Financement DREES
Marion DEL SOL et Anne-Sophie GINON (Université Rennes 1, IODE)
Digep’s — Digitalisation, emploi et protection sociale. Étude sur l’effectivité des droits sociaux de l’assuré social-actif en contexte de digitalisation et plateformisation numérique
Résumé : Le projet entend mettre en évidence les transformations et les reconfigurations qu’induit le recours à des outils technologiques pour diffuser une dimension servicielle de la protection sociale. Parce qu’il porte sur l’effectivité des droits sociaux de l’assuré social-actif, il mobilisera principalement le savoir juridique avec néanmoins des apports issus des sciences ergonomiques et de la sociologie. D’une durée de 24 mois, le projet s’intéressera aux réformes sociales les plus récentes (prévention, formation professionnelle, assurance chômage) qui ont étroitement associé la création des outils numériques à de nouvelles « fonctionnalités » des droits sociaux (simplicité, lisibilité, attractivité, automaticité et transférabilité). L’hypothèse principale est celle d’une absence de neutralité des outils numériques sur le terrain du droit, le projet venant combler une quasi-absence d’analyse en la matière. En étudiant la mise en œuvre d’objets et processus technologiques récents, les comptes personnels dématérialisés d’une part et la mise en plateforme des services de Pôle Emploi d’autre part, le projet entend identifier et évaluer les transformations produites sur la fabrique et la délivrance des droits sociaux. Le projet apportera aussi une compréhension plus globale des mutations qu’introduisent ces innovations technologiques sur les principes de gouvernance et de justice de l’État social en observant les tensions, mais aussi les représentations qu’ils véhiculent pour l’actif.
Financement CNAF
Vanina MOLLO (Université Toulouse, CERTOP)
Les usages des technologies numériques dans le soin à domicile. Analyse du travail réel des professionnels d’une CPTS
Résumé : Les technologies numériques connaissent un essor très important dans le domaine de la santé. Ce projet s’inscrit dans le cadre de l’intégration d’un Système numérique de Partage d’informations et de Coordination en Occitanie : SPICO, destiné à faciliter la coordination des professionnels de santé. La recherche, conduite sur 24 mois, a pour objectif de comprendre les usages de SPICO auprès de professionnels intervenant dans le soin à domicile au sein d’une Communauté Professionnelle Territoriale de Santé (CPTS). L’analyse de l’activité de différents professionnels, via des entretiens et des observations en situation réelle, visera à comprendre l’impact de SPICO sur leurs conditions de travail, sur la coordination interprofessionnelle et sur la prise en charge singulière des patients. La recherche se fonde également sur une démarche participative qui permettra, chemin faisant, de confronter les résultats au point de vue des professionnels et des représentants institutionnels en vue de les valider/compléter, et de définir des pistes d’amélioration et de réflexion au niveau de la CPTS, mais aussi plus largement du territoire régional.
Financement CNSA
Sylvie MOREL (Université de Nantes, CENS)
Les enjeux politiques et la question des usages et des non usages des nouvelles technologies : approche socioanthropologique d’un territoire essonnien
Résumé : Le déploiement des outils numériques et la dématérialisation, présenté par les pouvoirs publics comme innovants (synonymes de progrès, d’efficience, d’économie et d’empowerment) renvoie sur le terrain à trois problématiques. 1/ La fracture numérique, en lien avec la fracture sociale. 2/ Les mutations du travail et la nécessaire adaptation des pratiques. 3/ Les usages : les dispositifs mis en place sont rarement fondés sur des données issues du terrain. Il y a souvent un décalage entre les réalités du terrain et les « scripts » des outils prévus par des concepteurs ayant des représentations limitées de la santé et de ses logiques structurelles. La méthodologie qualitative (observations in situ, entretiens informels et entretiens semi-directifs) avec les acteurs de terrain concernés — sera privilégiée. À l’échelle de trois communes de l’Essonne où nous avons déjà travaillé, il s’agira de faire émerger leurs difficultés et leurs pistes d’amélioration (voire des façons de faire adaptatives et de nouveaux modes de coopération), en prêtant notre attention aux usagers « réfractaires » et aux « abandonnistes » : à ce pourquoi ils se désengagent de ce processus d’innovation.
Financement DREES
Céline LECLERC (FNORS)
Transformation du rôle des auxiliaires de vie et de l’organisation de leur travail dans le maintien à domicile des personnes âgées, en lien avec l’utilisation d’un outil de télésurveillance. Exemple de la mise en œuvre de Présage dans quatre territoires.
Résumé : La Fnors et quatre ORS proposent d’étudier l’impact de l’utilisation d’un outil de télésurveillance sur le rôle des professionnels mobilisés dans le maintien à domicile des personnes âgées. Basée sur des approches qualitatives mêlant entretiens individuels, focus groups et observations participantes, l’étude se déroulera sur 18 mois et est construite autour de Présage qui est une application utilisant l’intelligence artificielle afin de prédire les risques d’hospitalisation en urgence. Centrée sur les auxiliaires de vie, cette étude permettra d’appréhender plusieurs axes : l’organisation de leur travail, la perception de leurs missions et l’acceptation sociale de l’outil permettant de mesurer les transformations induites par l’utilisation de l’outil, mais aussi les freins et leviers pour son déploiement. L’ensemble des acteurs participants à la mise en œuvre du dispositif seront également sollicités afin de se saisir des enjeux organisationnels et d’éléments contextuels plus larges. Par une application concrète, il sera possible d’émettre des recommandations pour la mise en œuvre d’un dispositif de télésurveillance à plus grande échelle en mobilisant les acteurs présents sur le terrain au quotidien.
Financement CNSA
Isabelle HIRTZLIN (Centre d’économie de la Sorbonne)
ORTIC —Maladies Orphelines et Rares ; Technologies, Information et Coordination
Résumé : Les personnes souffrant de maladies rares bénéficient de la plateforme numérique Orphanet qui répertorie professionnels de santé, associations de patients, essais cliniques, médicaments… Elles peuvent aussi utiliser d’autres outils tels que les sites des filières de santé, ou grand public comme Doctolib. Le recours au numérique est alors essentiel pour s’informer, mais aussi trouver puis coordonner les professionnels autour de la prise en charge des personnes malades. L’hypothèse discutée est que les plateformes numériques ne sont pas de simples outils techniques, mais également des dispositifs institutionnels de coordination qui modifient à la fois, le lieu de production des actes, l’organisation du travail, le statut des acteurs impliqués, les modalités de tarification, la circulation de l’information et l’autonomie des agents. Le projet (24 mois) est organisé en 4 temps ; 1/ Réalisation d’une revue de la littérature sur les plateformes d’orientation et de prise de rendez-vous. 2/ Analyse la coordination territoriale (numérique) de la prise en charge des maladies rares. 3/ Analyse de la place de l’éthique médicale dans la prise en charge numérique. 4/ Réalisation d’une enquête auprès des membres du collectif d’associations Solidarité handicap autour des maladies rares. Le questionnaire permettra aux enquêtés d’exprimer leur point de vue et leurs souhaits par rapport à la coordination des soins et au rôle à jouer par les plateformes numériques
Financement DREES
Xavier BRIFFAULT (CERMES3)
Dématérialisation, deuxième avis, inégalités sociales de santé, évolution des relations thérapeutiques, inégalités numériques de santé
Résumé : La difficulté d’accès à un deuxième avis médical est une cause négligée d’inégalités de santé. Les patients « défavorisés » sont d’autant plus confrontés à cette inégalité. Des services digitaux ont émergé depuis quelques années visant à « faciliter » l’accès à un second avis, à l’organiser pour réduire ces inégalités d’accès. Le présent projet vise à faire émerger les conditions et les déterminants de cette facilitation. Outre la revue de la littérature scientifique internationale, le projet s’appuiera donc sur l’analyse d’une base de données de plus de 3000 patients ayant eu recours à un deuxième avis en ligne ainsi que des retours d’expérience d’une sélection d’acteurs intervenant dans la démarche : médecins de premier recours, médecins experts de deuxième avis, associations de patients. En nous appuyant également sur une étude comparative internationale de services équivalents, nous analyserons et évaluerons comment ces nouveaux services numériques d’accès en temps différé et à distance à l’expertise médicale de haut niveau façonnent un nouveau type de relation thérapeutique, nous identifierons les raisons qui motivent les patients à y avoir recours, les bénéfices qu’ils en retirent, et les points d’amélioration du service rendu. Nous souhaitons enfin mieux connaître les représentations des médecins de premier recours et des médecins experts sur le service proposé, et les points d’amélioration du service rendu. Nous tenterons ainsi de caractériser la situation française pour adapter le deuxième avis aux besoins de la population. Le projet investiguera formellement plusieurs hypothèses issues des remontées terrain et de la littérature actuelle : 1/ Un service de deuxième avis en ligne permet effectivement de faciliter le recours à l’expertise médicale et contribue ainsi à diminuer ces inégalités. 2/ Un service de deuxième avis en ligne permet d’optimiser les prises en charge et donc d’améliorer les parcours de soin, en améliorant notamment le respect des protocoles de référence et en prenant en compte les souhaits des patients. 3/ L’étendue des problèmes de santé pour lequel un deuxième avis en ligne est opérant couvre la quasi-totalité des pathologies pour lesquelles un deuxième avis peut être requis. 4/ Une démarche 100% numérique est plus facile à engager que la prise de rendez-vous en présentiel. 5/ L’utilisation d’un dossier écrit dans un process asynchrone numérique apporte un bénéfice spécifique par rapport à une consultation physique. 6/ Le fait de demander un deuxième avis permet au patient de devenir davantage acteur de sa santé, c’est une source d’empowerment, et cela participe à une bonne prise en charge.
Exigeant cependant une « littératie numérique » minimale se pose le problème du risque d’accroissement d’inégalités numériques de santé, et du nécessaire développement de services d’accompagnement, répondant à une difficulté qui ira en s’accroissant à l’avenir en raison du développement de ces services dans le champ du médical, de la santé, du handicap. Il pose également la question des enjeux de la numérisation des données médicales complexes dans le cas de pathologies complexes et à fort risque fonctionnel et vital, problème qui se développera également plus généralement dans d’autres secteurs de la santé.
Financement DREES
Séminaire préparatoire
La MiRe a organisé un séminaire de recherche préparatoire en 2020 sur les usages des technologies numériques dans le domaine de la santé, du handicap, de l’autonomie et de l’accès aux prestations sociales. À travers la spécificité de ces différents champs, mais aussi à travers les regards croisés qu’ils permettent, il s’agissait d’analyser la manière dont les technologies numériques viennent modifier le(s) rapport(s) des usagers (ayants droit, bénéficiaires, personnes en situation, patients) et des intervenants (professionnels ou aidants profanes) aux dispositifs et droits sociaux correspondants.
Argumentaire du séminaire (2020)
Une réflexion large semble d’autant plus nécessaire que les technologies numériques permettent dès aujourd’hui — et promettent encore plus pour demain — des transformations radicales dans la prise en charge des patients en décentrant certaines pratiques curatives vers un modèle davantage préventif (Isaac, 2014 ; Bloy, 2015), dans l’accompagnement des personnes dépendantes à travers le recours accru aux technologies d’assistance et enfin dans l’accès aux prestations par le biais de nouvelles formes d’administration digitalisée (Boudreau, 2009 ; Bacache-Beauvallet, Bounie et François, 2011 ; Courmont, 2019). Au-delà de la caractérisation des nouvelles opportunités numériques pour en saisir les enjeux et la portée, il convient de les ré-encastrer dans la réalité sociale et économique des organisations qui les produisent et les mettent en œuvre (Berrebi-Hoffmann, 2019), mais aussi des personnes qui les utilisent. Si les technologies numériques modifient les manières d’analyser et d’évaluer les situations et les besoins par les professionnels de l’intervention médicale ou sociale, les personnes soignées ou accompagnées sont confrontées à de nouveaux outils dont elles se saisissent ou qu’elles subissent (Dubasque, 2019).
Toutes les technologies numériques ne sont pas équivalentes. En les rassemblant sous une même terminologie générique, la dénomination de technologie numérique est sans doute trop imprécise pour appréhender leur diversité. Et celle de « e-santé » ou de « santé numérique » (Béjean, Dumond et Habib 2015 ; Dubreuil 2019) trop restrictives, car n’englobant pas le champ des prestations sociales et de l'autonomie. De plus, toutes ces technologies ne sont pas comparables si l’on observe leur niveau de développement ; certaines en sont seulement à des stades d’idéation tandis que d’autres sont en cours de conception dans des laboratoires de recherche et développement. Plusieurs technologies font l’objet d’expérimentation ou sont en voie de généralisation dans le cadre de projets locaux ou nationaux (par exemple le programme Territoires de Soins Numériques [TSN]1 lancé en 2014, l’expérimentation Big data de la CNAF2 , le projet « Ma Santé 20223 », etc.). Enfin, certaines sont matures, pleinement déployées et commercialisées et leur existence est juridiquement actée.
La majorité de ces technologies apparaît structurée par de nombreuses « promesses technoscientifiques » (Joly 2010 ; Tournay, Leibing et al., 2010). Pourtant, loin de modifier systématiquement en profondeur le champ des possibles, les innovations correspondantes s’imposent quotidiennement dans des contextes et des usages « déjà là » (Gaglio, 2010). Marc-Éric Bobillier-Chaumon (2012) attribue trois grands rôles transformateurs aux technologies numériques selon qu’elles sont « supplétives », « substitutives » ou « palliatives » de l’activité humaine. Cette distinction nous informe sur des modalités de transformations des usages ; plus généralement, elle incite à questionner d’autres registres comme celui des dimensions éthiques également impactées par ces technologies et leurs usages (Massé et Saint Amand, 2003 ; Moulias, 2008 ; Aiguier et Loute, 2016).
En renouvelant l’offre publique de prestations et de services (Gautellier 2009 ; Muracciole et Massé, 2018), les technologies numériques interfèrent à de multiples niveaux et modifient le jeu des systèmes d’acteurs issus des sphères sociales différentes que sont le sanitaire, le médico-social et le social. L’ensemble des manières de penser, de faire, de voir, de produire et de recevoir le soin (Gagnon et al. 2013), l’accompagnement ou le service des prestations (Dmitrijeva, Fremigacci et L’Horty 2015) semblent en jeu. Dans ce contexte général, il parait important de mieux appréhender les usages qui se font jour en cherchant à identifier la manière dont ils répondent aux besoins des populations et satisfont des objectifs généraux de cohésion sociale.
Dans cette perspective, les connaissances que les chercheurs des SHS peuvent produire à travers des cadres d’analyse, des méthodologies et des objets originaux semblent d’autant plus nécessaires que les recherches académiques sur les technologies numériques en matière de santé et de protection sociale paraissent encore insuffisantes pour explorer leur déploiement et rendre compte précisément des enjeux, en comparaison des transformations engendrées. Par ailleurs, la situation de confinement liée au Covid19 joue un rôle d’accélérateur dans la transformation des pratiques et comme un révélateur qui pourra servir de point d’ancrage à plusieurs interventions dans le cadre du séminaire.
Séance 1. Nouvelles technologies et usages émergents : renouvellement des questions et des approches. Santé, autonomie et protection sociale
Face à la situation sanitaire, la première séance du séminaire s’est tenue le 24 juin 2020 sous forme de webinaire. Les interventions des chercheurs ont été enregistrées pour être diffusées en ligne.
« Organiser les processus d’innovation dans la santé numérique : définitions, enjeux et perspectives », Mathias Béjean (maître de Conférences en sciences de gestion, Université Paris Est).
Résumé : l’exposé se déroulera en trois temps. La première partie propose un point de cadrage général sur les technologies de santé numérique. Il s’agira de construire les repères et de s’arrêter sur leurs défi-nitions, ainsi que les enjeux des catégorisations pour cerner un paysage des technologies numériques caractérisé par son hétérogénéité. Dans un deuxième temps sera abordée la question de la conception. Une perspective comparative « avant / pendant / après » permettra d’analyser les transformations à l’œuvre dans le processus de conception et de porter un éclairage sur les enjeux à venir. Enfin, dans un troisième temps, l’exposé prendra appui sur l’initiative « CML Santé » en France, portée par le Forum des Living Labs Santé et Autonomie ainsi que ses partenaires (dont Tech4health, le réseau des CIC-IT de l’INSERM), pour décrire comme se formalisent les phases en amont du processus d’innovation.
« Éthique de la santé numérique : le point aveugle de la spatialisation », Alain Loute (maître de confé-rences au Centre d’éthique médicale, EA 7446 ETHICS, Université Catholique de Lille. Co-titulaire de la Chaire Droit et éthique de la santé numérique).
Résumé : La dimension spatiale est un point aveugle des discours autour de la santé numérique. On constate que l’usage de la télémédecine ne conduit pas à une abolition des frontières, mais aboutie à un certain réaménagement des espaces et fait naitre de nouvelles formes de spatialisation du soin. Ces nou-velles formes ne sont pas neutres et elles suscitent de nombreuses questions éthiques. Tous les lieux peuvent-ils soutenir des formes de télésurveillance ? Tous les domiciles peuvent-ils soutenir une hospita-lisation à domicile ? N’induit-elle pas des enjeux de « justice spatiale » ? La télémédecine permet-elle de répondre aux inégalités liées au territoire, ou au contraire constitue-t-elle une forme palliative aux désinvestissements de certaines régions ? L’ensemble de ces questions sera traité, en appui sur plusieurs travaux en philosophie et en SHS, sous l’angle de l’éthique qui s’est jusqu’ici assez peu intéressée aux enjeux liés à la spatialisation.
Résumé : Le basculement vers le « tout numérique » de nombreux services publics sociaux a transformé les conditions d’accès aux droits sociaux. Cet impact est aujourd’hui documenté par de nombreuses enquêtes de terrain. Le bénéficiaire doit désormais prendre en charge des obligations d’information et de connectivité, qui sont en principe des missions de service public. On assiste à des transferts de charges vers d’autres acteurs publics ou associatifs, ainsi qu’au développement de services d’intermédiation proposés par des prestataires privés. Les principes fondateurs du service public (conti-nuité, mutabilité et égalité devant le service public) sont aussi mis en jeu. Mais au-delà des probléma-tiques d’accès aux droits, les transformations induites par les technologies numériques affectent-elles les fondements ou les logiques des droits sociaux ? Dans cette communication, il s’agira de montrer com-ment les qualités d’usager du service public et de bénéficiaire de prestations sociales dialoguent entre elles dans le champ du droit social.
« Care technologique : le rôle des technologies numériques dans l’accompagnement », Xavier Guchet (philosophe des sciences et des techniques, Université de Technologie de Compiègne).
Résumé : Le développement des technologies d’acquisition de données en grand nombre (big data), ainsi que la mise en place d’infrastructures dédiées à la collecte, au traitement, au stockage et à la circu-lation de ces données (comme les plateformes de génomique très haut débit ou les biobanques), sont en train de transformer en profondeur le paysage de la recherche biomédicale et de la médecine. Le plan Médecine France Génomique 2025 affiche ainsi ouvertement la volonté d’accélérer la translation de la génomique dans la clinique, et de faire de la France un leader dans ce domaine en constituant la géno-mique en filière industrielle performante. Dans ce contexte, une réflexion sur les finalités de ces trans-formations, et sur les valeurs qui les guident, apparaît nécessaire et même urgente. Une question se pose tout particulièrement : quelle place pour le soin dans cette médecine à forte composante technoscienti-fique ? L’exposé examinera la tension entre soin et technique dans la médecine contemporaine en se focalisant sur un concept qui est étroitement lié à l’essor des technologies big data, celui de médecine personnalisée.
Séance 2. La transformation des organisations par les nouvelles technologies. Santé, protection sociale et autonomie (30 septembre 2020)
Présentation de la séance :
Les technologies numériques permettent des modalités d’action renouvelées tant elles proposent des architectures informationnelles qui fournissent de nouvelles ressources. Elles semblent à même de mieux connecter les institutions et les secteurs d’activité impliqués dans l’organisation des services et des prestations. Les transformations organisationnelles sont pour partie pilotées par les politiques publiques, par exemple avec la création du Dossier Médical Partagé, tandis que de nouveaux enjeux émergent, plus décentralisés et par conséquent moins faciles à cerner.
Pour l’organisation des soins, les technologies numériques contribuent à des transformations importantes qui ont vu le jour ces dernières années, à l’image du « virage ambulatoire » pris par l’hôpital qui s’appuie sur un système d’information propre pour la gestion des patients. Plus récemment, au niveau de la médecine libérale, la création de nombreuses Maisons de Santé Pluriprofessionnelles (MSP) locales a permis de mutualiser, entre les différents partenaires impliqués, les outils de gestion logicielle des patients. Au-delà des dimensions pratiques (prises de rendez-vous, communication des prescriptions, etc.), cela est congruent avec la revendication / le besoin d’une approche plus globale et transversale, donc plus collaborative, moins disciplinaire ou « sillotée ». En matière d’accès aux prestations sociales, l’enjeu est de lutter contre le non-recours en favorisant l’échange d’informations entre les organismes gestionnaires des différents champs. Il est aussi d’améliorer l’accompagnement des personnes à travers des modes de coordination renouvelés entre les professionnels. Du point de vue de l'autonomie, il s’agit de mieux concilier les préoccupations relatives à l’autonomie des personnes et à leur assistance dans les gestes de la vie quotidienne.
Les outils numériques sont sollicités, ici et là, pour équiper les organisations correspondantes en devenant le support des nouvelles manières de faire. Cette séance a pour but d’examiner les transformations en cours pour mettre en exergue les formes d’incorporation des technologies numériques dans les organisations et les modalités d’appropriation par les professionnels. Par ailleurs, d’autres enjeux transverses apparaissent dans la mobilisation des technologies et qui peuvent être l’objet d’un questionnement large sur la base de l’éthique tant le déploiement de nouveaux outils semble en accélération.
« L’efficacité du numérique dans les organisations : comment gérer la singularité à grande échelle ? », Etienne Minvielle, chercheur en sciences de gestion (Polytechnique, centre Gustave Roussy)
Résumé : Cette présentation analysera dans un premier temps les présupposés théoriques liés à la question de l’efficacité (l'autonomie aux usages et aux comportements des patients et des professionnels ; le caractère situé). Ensuite, un cas d’étude sera présenté pour illustrer les cadres théoriques précédents. Enfin, dans un troisième temps, seront discutés des perspectives de recherche et de questionnements qui font pour certains l’objet de travaux en cours.
« Relier soins et care par la télémédecine : une analyse régulationniste du système de santé », Florence Gallois, maitresse de conférences en sciences économiques (Université de Reims)
Résumé : La télémédecine est définie comme une forme de soins réalisé à distance au moyen de tech-nologies de l’information et de la communication (OMS 1997). Cette technologie est source de nom-breuses attentes puisqu’elle est supposée contribuer à faciliter l’accès aux soins dans un contexte d’insuffisance de médecins (au moins sur certains territoires et/ou pour certaines spécialités), d’inégalités territoriales, de besoins de santé accrus en raison du vieillissement, et de volonté de maitrise de la dépense publique de santé. Toutefois, la pratique de la télémédecine induit une modification des conditions de production des soins relativement aux relations de face à face ente un patient et un soignant : médecin et patient n’ont plus besoin d’être dans le même lieu, le premier peut ainsi être à l’hôpital ou dans son cabinet tandis que le second est à son domicile ou dans un établissement médico-social. Cette présentation vise à interroger les effets de la télémédecine en termes de production et ses implications sur les régulations du système de santé. Elle part du constat d’un découpage institutionnel du système de santé entre sanitaire et social, entre soins et care mais cherche au contraire à relier ces composantes dans un même système de santé de façon à analyser les effets de la télémédecine en termes de régulation des soins, du care et du système de santé en général. Sur cette base elle pointe des conditions sous lesquelles la télémédecine peut contribuer à la performance des systèmes de santé, en particulier sous l’appellation courante de la performance comme efficience.
« Santé numérique et inégalités sociales et territoriales : conséquences inattendues et action publique », Viviane Ramel, chercheuse en sciences politiques (Université de Bordeaux), conseillère ARS Nouvelle-Aquitaine.
Résumé : Tout d’abord, nous verrons dans cet exposé comment la numérisation de la santé s’institutionnalise progressivement, c’est-à-dire qu’elle s’incorpore de manière durable et structurée dans les organisations, les systèmes et les politiques de santé. Dans ce cadre, nous nous focalisons sur l’une des « conséquences inattendues » (Bloomrosen, 2011) (Greenhalgh, 2018) de la numérisation de la santé, à savoir les liens que ce phénomène entretient avec l’enjeu des inégalités sociales de santé. Nous en caractérisons les principales facettes, y compris la question des disparités d’accès aux soins. Particulièrement, nous démontrons que les États occidentaux, en utilisant l’exemple comparé de la France, l’Angleterre, le Québec au Canada et le Pays basque en Espagne, se saisissent très peu des en-jeux d’équité en santé numérique, consacrant ce sujet comme un non-sujet à l’agenda des priorités de politique publique. Nous terminons, toutefois, en démontrant que des interventions de prise en compte de l’équité en santé sont développées dans ces mêmes territoires, selon une typologie que nous avons établie dans nos travaux. Ces réflexions alimentent des perspectives en termes de recherche et d’action en santé des populations que nous évoquerons pour la suite nécessaire de ces travaux dans les mondes francophones et anglophones.
Séance N°3 : L’usager au cœur du système. Prise en charge, soin et protection sociale : comment se reconfigurent les rôles avec les technologies numériques ? (27 octobre 2020)
Présentation de la séance :
L’usager peut être considéré comme le destinataire final d’un système ou d’un service. Dans le cadre du système de soin, il est le patient ou le futur patient. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le système de santé et les administrations de la protection sociale se sont construits selon une logique de service public en mettant en œuvre des modalités de fonctionnement en vue d’assurer leur efficacité collective (Palier, 2015). Il s’agissait de bâtir des infrastructures de grande ampleur à même d’absorber une demande générale. Cependant, les technologies numériques permettent un changement de posture davantage tourné vers une personnalisation de l’offre. Dans ce contexte, l’usager redevient une figure, au moins discursive (Berthou et Gaglio, 2020), du système qui se voit remobilisée et requestionnée (Mayère, 2018).
Cette séance entend discuter un paradoxe : les technologies numériques permettent de produire plus d’individualisation de la prise en charge et de nouvelles représentations de sa santé et de ses droits, mais elles sont aussi soumises à des effets de standardisation (Berquin, 2009) et d’impératifs technologiques et de rationalisation (Bejean, Kretz, Moisdon et Sicotte, 2015 ; Dumez et Minvielle, 2017). Par exemple, les technologies d’accompagnement de la perte d’autonomie chez les personnes âgées doivent nécessairement répondre à des logiques de conception dites « universelle » (Winance, 2014) pour répondre à la singularité des besoins par un design adapté à tous. Ces adaptations ne sont toutefois pas toujours économiquement soutenables, ce qui entraine dans les faits des situations contrastées et qui mettent l’usager « au travail » (Mayère, 2012 ; Mathieu-Fritz et Guillot, 2017) et positionne le patient face à de nouvelles injonctions.
Questionner la place de l’usager dans le système (de soin, de protection sociale, de prise en charge du handicap, de l'autonomie, etc.) doit systématiquement s’envisager dans une posture relationnelle. L’usager est systématiquement usager d’un service, d’une organisation ou d’un ensemble de technologies. Il n’est pas un acteur isolé puisqu’il dépend d’un ensemble plus vaste d’interactions au sein d’un système sociotechnique (Callon et Latour, 2013). Dans cette perspective, l’apparition des « patients experts » (Boudier, Bensebaa et Jablanczy 2012) est un phénomène qui peut avant tout être considéré comme la modification d’un rapport entre un soignant et un soigné – ou un ensemble de pratique et un système technicien –, contribuant au rééquilibrage voire à la transformation d’une relation de dépendance, mais aussi comme la reconfiguration plus générale d’un système basé sur des acteurs et des technologies.
« Usagers, appropriation, responsabilisation, autonomie : les usages des technologies. La figure de « l’usager responsable » au prisme des technologies numériques en projet et en pratiques », Anne Mayère, professeure des Universités, sciences de l’information et de la communication (Université Toulouse 3)
Résumé : Dans les trois champs d’analyse du présent séminaire, les nouvelles technologies renvoient à des éléments différents : robotique, télémédecine, télésurveillance, domotique, santé mobile, simulation et démarches en ligne, etc. Comme l’ont montré les travaux en sociologie des sciences et des techniques, il importe de distinguer entre les outils numériques considérés et les dispositifs organisationnels dans lesquels ils s’insèrent (Feenbert, 2006 ; Orlikowski, 2007). Les recherches en sciences de l’information et de la communication ont également montré combien il importe de documenter ce qu’il en est effectivement des technologies dans leur matérialité, leur « architexte » (Jeanneret, 2011), les attributions d’autorité et d’auteurité (Wathelet, 2015). Ceci est particulièrement requis dans les domaines de la santé et du social pour lequel les enjeux de responsabilité (médico-légale, économique, politique) sont cruciaux.
Il importe également d’interroger la notion d’usager (Demailly, 2008), qui plus est au masculin singulier. Ces usagers sont à considérer dans leur ensemble et leurs interactions : aussi bien les ayant-droits, les patient.e.s, les personnes concernées par des questions de santé, que les professionnels qui interagissent avec eux ou qui prennent appui sur la mise en trace de leur « travail de santé » (Strauss, 1992) pour mener à bien leur activité. Pour produire les effets escomptés, ces technologies impliquent des usages renouvelés. Ceux-ci ne requièrent pas seulement la disposition réelle de ces outils et leur maitrise pratique. Ils impliquent qu’émerge un « nouvel usager » doté de qualités projetées qui peuvent être assez distinctes de ce que sont les usagers en pratiques. Ces technologies font entrevoir de multiples questions sur les modes de réceptions, l’appropriation, les usages, les questions relatives à l’autonomie, la liberté, les dispositifs contraignants et/ou stigmatisants, l’isolement, etc.
Plus généralement, on observe une tendance lourde dans laquelle les usagers se retrouvent captifs et obligés de produire un véritable « travail ». Face à de nouveaux outils ou à la sollicitation technique, et au déclin des précédentes aides/services, les usagers doivent parfaire leur connaissance, apprendre à maitriser, s’emparer des outils, exercer leur pouvoir pour se conformer aux scripts d’usages (Akrich, 1992) inscrits dès la conception des dispositifs sociotechniques. Ces questions ne sont pas singulières à la santé, des situations similaires dans d’autres contextes comme celui du consommateur (Dujarier, 2008) ou pour les plateformes du numérique (Casilli, 2018) montrent des tendances similaires, mais elles présentent une acuité et des formes particulières en ce qu’elles ont ici trait à la maladie et à la mort (Memmi, 2003). Le renoncement aux droits et le renoncement aux soins est déjà fort élevé en France, qui se trouve être parmi les pays de l’OCDE présentant les inégalités sociales de santé les plus élevées (Haschar-Noé, Lang, 2017). Il convient d’interroger ce en quoi les technologies peuvent réactualiser voire renforcer les inégalités sociales de santé.
Nous prendrons appui sur deux programmes de recherche récent et en cours portant sur des dispositifs de suivi à distance de patient.e.s, pour illustrer ces différentes questions.
« L’autonomie des « dépendants » au travers d’un processus d’innovation, ou comment des échanges virtuels impactent les négociations liées aux soins dans le monde réel », Christophe Humbert, sociologue (Université de Strasbourg)
Résumé : Cette présentation vise à proposer une définition de l’autonomie des personnes âgées en situation de dépendance, telle qu’elle est mise en jeu dans des échanges en ligne via un système d’information (S.I.) pour la coordination gérontologique de proximité. J’ai suivi le déploiement de ce dispositif pendant quatre années consécutives, en Alsace, de 2015 à 2018. Partant d’une analyse qualitative des interactions liées aux aides et aux soins de longue durée à domicile pour dix personnes âgées, apportées par des professionnels, parfois en collaboration avec des proches, à différentes étapes de déploiement du S.I., j’identifie huit formes idéal-typiques d’autonomie faisant l’objet de négociations. L’objectif consiste ainsi à répondre à la question : un processus d’innovation technologique et organisationnelle par un S.I., générant des échanges virtuels entre professionnels en équipe de soins élargie, permet-il de tendre progressivement vers un soutien plus effectif de l’autonomie des « dépendants » dans le monde réel ?
« Dématérialisation des services publics et reconfiguration de la relation à l’usager : processus, effets, enjeux », Pierre Mazet, sociologue, Labaccès (TiLab-Askoria, Rennes)
Résumé : Engagé depuis plus de 20 ans, le processus de numérisation de l’administration a connu ces dernières années un double mouvement d’accélération et d’amplification. La « dématérialisation » de l’offre de service constitue aujourd’hui un objectif central de l’ensemble des services publics et administrations – à l’instar du plan « Action publique 2022 » présenté en octobre 2017, qui vise 100% de démarches dématérialisées dans les administrations d’état à l’horizon 2022. Sur le plan de la relation à l’usager, l’on est passé de l’offre d’une modalité de relation alternative, rendant accessibles en lignes des services existant et/ou support de nouveaux services, à l’imposition d’un canal de communication majoritaire voire exclusif, conditionnant l’accès aux services à une « obligation de connectivité ». En quelques années, les modalités de gestion de la relation aux administrations se sont donc profondément modifiées.
On dispose pourtant de peu d’études de sciences sociales sur la reconfiguration de la relation aux administrations dans un environnement dématérialisé. Les sociologies de guichet, qui ont largement thématisé la relation à l’usager dans le cadre des interactions physiques de face-à-face (Dubois, Weller), n’ont pas pris le virage de la dématérialisation ; le courant de la sociologie des usages (Jouet, Proulx), attentif à décrire la variété et la multiplicité des pratiques numériques, ne s’est quant à lui pas intéressé à ces usages particuliers que sont les usages connectés de l’administration. Situé à la croisée de plusieurs champs, et pris dans un mouvement en développement rapide, le rapport des usagers aux services publics numériques est ainsi demeuré dans un angle mort, et n’a fait l’objet que de peu de travaux d’enquête précis – hormis la thèse d’Éric Dagiral (2007) et plus récemment celle de Clara Deville (2019).
Dans le cadre de cette présentation, l’on voudrait par conséquent tenter d’éclairer cet angle mort, en se demandant ce que le processus de dématérialisation des services publics, tel qu’il s’est jusqu’à présent développé, fait de et à l’usager : en mettant en en évidence les spécificités de la dématérialisation telle qu’elle s’est faite, en interrogeant ses effets sur la relation administrative et les enjeux qu’elle soulève, en particulier au regard du régime d’obligation qui en structuré le développement.
Séance 4 : Les professionnels face aux technologies numériques. Évolution des pratiques dans le champ de la santé, de l'autonomie et de l’accès aux prestations (1er décembre 2020)
Présentation de la séance :
En tant que rouages essentiels des organisations du soin, de la protection sociale et de prise en charge de l'autonomie, les professionnels apparaissent comme les principaux usagers des technologies numériques. Ils sont en première ligne dans le processus d’expérimentation et d’appropriation des nouveaux outils et les nouvelles pratiques qui en découlent. Les technologies en question recouvrent des aspects larges comme par exemple la télésanté permettant une prise en charge à distance des patients ; le traitement automatique des données par des algorithmes informatisés qui se constituent en outils d’aide à la décision pour l’établissement du diagnostic et la définition des protocoles de traitement ; l’informatisation des services d’accès aux prestations pour fluidifier la relation de service et accroitre les capacités et traitement des demandes ; la constitution d’outils numériques de collaboration et de médiation pour maintenir des liens entre les professionnels du care.
Cette séance propose un questionnement autour des transformations majeures qui concernent les pratiques des professionnels dans une « société numérique » (Compiègne, 2011). En tant qu’usagers en première ligne, il est tout d’abord intéressant de construire une analyse faisant part conjointement des usages étendus et des non-usages, des mésusages ou des usages limités de ces nouveaux outils sans négliger des effets de réticence face aux injonctions à leur utilisation. Caractériser des situations souvent contrastées doit aider à comprendre leur appropriation par les professionnels. Ensuite, lorsque ces technologies s’encastrent dans les activités quotidiennes, il est important de revenir sur les transformations endogènes qu’elles induisent dans les corps de métier. En particulier, l’attention doit se porter sur la manière dont les technologies numériques permettent et impliquent de nouveaux modes de collaboration entre des acteurs ayant des secteurs d’attache propres. Ainsi, l’objectif est d’aborder l’usage de ces technologies sous l’angle de la modification des identités et des pratiques afin de saisir comment les cadres de l’activité évoluent et se reconfigurent. Au-delà du questionnement principal sur les potentiels gains en efficacité promis par les technologues, cette séance est l’occasion d’une réflexion large sur les nouvelles formes d’interactions ou la redéfinition des frontières entre les professionnels. On peut ainsi se questionner autour de l’émergence de phénomènes de complexification de l’activité, entrainant à leur tour une intensification de la charge de travail et un brouillage des identités et des collectifs précédemment institués.
Enfin, si les technologies numériques peuvent déboucher sur des pratiques améliorant l’accompagnement et le soin, on est aussi en droit de se demander si elles ne participent pas directement à la construction d’une nouvelle bureaucratie socio-sanitaire du fait de l’inflation de règles, de normes et de procédures destinées à organiser la coordination administrative des professionnels. A ces interrogations s’ajoute une dimension normative des outils et des injonctions à les mobiliser dans le quotidien sans qu’ils ne soient toujours explicités et faciles d’accès.
« L’appropriation de l’IA en santé : de quelques enjeux de recherche en sociologie », Gérald Gaglio, professeur des Universités (Université de Nice) et Jean-Sébastien Vayre, chercheur post-doctorant (Université de Nice)
Résumé : Dans cette présentation, nous donnerons de premiers éléments témoignant de la manière dont l’« intelligence artificielle », entendue comme un construit sociohistorique, mais aussi comme un appariement d’outils informatiques et d’algorithmes, est appropriée dans le champ de la santé, en France. Pour ce faire, nous commencerons par décrypter la partie du rapport Villani (2018) « Donner du sens à l’IA », consacrée à la santé (« la santé à l’heure de l’IA »). Cette partie donne en effet à voir comment les pouvoirs publics, au plus haut sommet de l’État, s’emparent de cette problématique et les espoirs qu’elle suscite. Ensuite, une cartographie exploratoire des applications de l’IA en santé sera présentée, afin d’envisager l’horizon des possibles, mais aussi l’espace des promesses, du côté principalement des acteurs technomarchands, c’est-à-dire des chercheurs et des professionnels qui conçoivent ces applications. Ces deux premières étapes nous permettront d’en arriver à l’identification de tensions, de pistes de recherches et finalement de types d’enquêtes à mener à l’avenir sur ces réalités empiriques en émergence.
Référence rapport Villani : rapport
« Les travailleurs sociaux face aux demandes d’aide aux démarches administratives dématérialisées », François Sorin, chargé de recherche à Askoria, doctorant au laboratoire CREAD (Université Rennes 2)
Résumé : Des systèmes d’information aux pratiques de communication à distance, les technologies numériques sont présentes dans les différentes dimensions de l’activité des professionnels du travail social, et peuvent constituer autant des supports que des objets de l’intervention socio-éducative, sous le double rapport de la médiatisation et de la médiation numérique. Les recherches, peu nombreuses, sur les pratiques numériques des professionnels du travail social décrivent des usages contrastés selon les secteurs d’intervention, les lieux et les publics accompagnés.
Parallèlement, mais indépendamment des usages numériques plus ou moins développés au sein de leurs équipes et de leurs institutions, les travailleurs sociaux doivent à présent composer avec les différents usages et non-usages numériques de leurs publics. Dans un contexte où s’instituent les exigences numériques de la vie sociale, les professionnels sont amenés à se préoccuper des effets comme des causes des difficultés numériques rencontrées par les personnes qu’elles accueillent ou accompagnent.
À ce titre, les demandes d’aide numérique adressées aux travailleurs sociaux par les personnes mises en incapacité d’accéder à leurs droits sous l’effet de la dématérialisation des démarches administratives ont constitué un motif d’intéressement massif du champ du travail social à la question « numérique ». Comment les travailleurs sociaux perçoivent-ils cette évolution de leur travail ? Comment prennent-ils en charge les difficultés numériques dans le cadre de la relation d’aide ?
Les évolutions liées au numérique peuvent se saisir à travers les différents rapports des professionnels aux supports et interfaces qui constituent leur environnement sociotechnique sur les terrains de pratiques, mais également à travers la manière dont se reconfigurent les enjeux socio-éducatifs et les « raisons d’agir » des professionnels dans la relation avec les publics. Dans quelle mesure la place donnée ou prise par les technologies numériques dans les pratiques professionnelles et l’attention portée aux usages numériques des personnes accompagnées renvoient-elles à l’intégration des instruments numériques dans les environnements de travail ? Et dans quelle mesure cette place est-elle liée à l’actualisation des dimensions axiologiques de la pratique professionnelle - la protection, l’autonomie et l’émancipation – dans une société « devenue » numérique ?
« Télémédecine. Les multiples transformations des pratiques professionnelles et de la relation de soin », Alexandre Mathieu-Fritz, professeur des université en sociologie (Université Paris-Est Marne-la-Vallée)
Résumé : Jusqu’à l’épidémie de Covid-19, la mise en œuvre de la télémédecine paraissait difficile, voire entravée par des politiques sanitaires peu ambitieuses : il a fallu attendre septembre 2018 pour que les actes de téléconsultation soient remboursés par l’Assurance maladie. Mais le lent développement de la télémédecine s’explique aussi par les bouleversements des pratiques professionnelles et de l’organisation des soins qui l’accompagnent. Pour beaucoup de praticiens, la télémédecine jouit d’un statut flou et suscite des interrogations et des problèmes pratiques inédits. Alexandre Mathieu-Fritz propose une analyse sociologique du développement de la télémédecine depuis les années 2010 consistant à adopter le point de vue des professionnels de santé qui l’expérimentent. Dans sa présentation, il s’appuiera principalement sur deux terrains d’enquête : un dispositif de télémédecine reliant un hôpital gériatrique à un centre hospitalier universitaire et un dispositif extrahospitalier de téléconsultation en santé mentale. Ce faisant, il lèvera le voile sur le déroulement des consultations à distance, lors desquelles les praticiens sont privés d’éléments cliniques cruciaux fondés habituellement sur le toucher, la vue rapprochée et l’audition fine, et se confrontent ainsi à des transformations profondes de la relation thérapeutique, mais aussi de la dynamique de la coopération entre professionnels et de la division du travail.
Pour des raisons de confidentialité des éléments présentés, l’intervention d’A. Mathieu-Fritz n’est pas disponible en vidéo.
alexandre.Mathieu-Fritz@univ-mlv.fr
Références de l’intervention :
- Gérald Gaglio, Alexandre Mathieu-Fritz, « Les pratiques médicales et soignantes à distance. La télémédecine en actes » (présentation du dossier), Réseaux, vol. 36, n°207, janvier-février 2018, (pp. 9-24).
- Alexandre Mathieu-Fritz, Gérald Gaglio, « À la recherche des configurations sociotechniques de la télémédecine. Revue de littérature des travaux de sciences sociales », Réseaux, vol. 36, n°207, janvier-février 2018, (pp. 27-63).
- Alexandre Mathieu-Fritz, « Les téléconsultations en santé mentale. Ou comment établir la relation psychothérapeutique à distance », Réseaux, vol. 36, n°207, janvier-février 2018, (pp. 123-164).
- Alexandre Mathieu-Fritz, « Le processus d’infrastructuralisation de la télémédecine et de la télésanté : vers une endogénéisation des dispositifs dans les standards existants ? » in K. Chatzis, G. Jeannot, V. November, P. Ughetto (sous la dir.), Du béton au numérique : le nouveau monde des infrastructures, Peter Lang, 2017, (pp. 327-344).
- Laurence Esterle, Alexandre Mathieu-Fritz et Pierre Espinoza, « L’impact des consultations à distance sur les pratiques médicales. Vers un nouveau métier de médecin ? », Revue française des affaires sociales, 2011/2, n° 2-3, (pp. 63-79).
- Alexandre Mathieu-Fritz, Laurence Esterle, David Smadja et Pierre Espinoza, « Télémédecine et gériatrie. La place du patient âgé dans le dispositif de consultations médicales à distance du réseau Télégéria », Gérontologie et société, 2012/2, n°141, (pp. 117-127).
- Alexandre Mathieu-Fritz, Laurence Esterle et Pierre Espinoza, « Les téléconsultations médicales en gérontologie », Soins gérontologie, n°93, janv./février 2012, (pp. 23-27).
- Alexandre Mathieu-Fritz et Laurence Esterle, « Les transformations des pratiques professionnelles lors des téléconsultations médicales. Coopération interprofessionnelle et délégation des tâches », Revue française de sociologie, 2013/2, vol. 54, (pp. 303-329).
- Laurence Esterle, Alexandre Mathieu-Fritz, « Teleconsultation in geriatrics : Impact on professional practice », International Journal of Medical Informatics, 2013, n°82, 2013, (pp. 684-695).
- Alexandre Mathieu-Fritz, « La télémédecine et les nouvelles formes de coopération entre médecins et soignants », Soins (Elsevier), n°810, novembre 2016, (pp. 31-34).
- Alexandre Mathieu-Fritz [à paraitre], Le praticien, le patient et les artefacts. Genèse des mondes de la télémédecine, PSL Presses des Mines.
Numéro de la revue Réseaux (janvier-février 2018) :
- Gérald Gaglio, Alexandre Mathieu-Fritz (Présentation)
Page 9 à 24 Les pratiques médicales et soignantes à distance. La télémédecine en actes.
- Alexandre Mathieu-Fritz, Gérald Gaglio (Dossier : La télémédecine en actes)
Page 27 à 63 : À la recherche des configurations sociotechniques de la télémédecine. Revue de littérature des travaux de sciences sociales.
- Jeannette Pols
Page 65 à 94 : Fabuleuses webcams. Regards actifs et technologies invisibles.
- Annemarie van Hout, Dick Willems, Marike Hettinga, Jeannette Pols.
Page 95 à 121 : Pourquoi les attentes suscitées par la télésurveillance sont souvent déçues. Étude ethnographique d’un dispositif de télésuivi infirmier en soins palliatifs.
- Alexandre Mathieu-Fritz
Page 123 à 164 : Les téléconsultations en santé mentale. Ou comment établir la relation psychothérapeutique à distance.
- Gérald Gaglio
Page 165 à 195 : Échec et « potentialités collatérales » d’une expérimentation en télémédecine d’urgence.
- Anne Mayère
Page 197 à 225 : Patients projetés et patients en pratique dans un dispositif de suivi à distance Le « travail du patient » recomposé.